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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.

Paris. L'Harmattan. 2010. Volume V. 265 pages


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Chapitre 72. — 14 juillet 1975
Sékou Touré normalise les relations de Conakry avec Paris

Marie-Claude Smouts
La normalisation des rapports franco-guinéens.
Analyse d'une médiation menée sous l'égide de l'O.N.U. 128


En ces temps de dogmatisme, où les relations extérieures sont présentées comme un enchaînement mécanique de stimuli et de réponses, le rôle des hommes est pris en considération dans l'analyse de la prise de décision mais il est souvent méconnu dans l'application de la politique étrangère. La genèse du rétablissement des relations d'État à État entre la France et la Guinée a rappelé l'importance de la diplomatie dans les rapports internationaux.
La réconciliation franco-guinéenne se fit en effet en deux phases distinctes: la première (mars 1974-juillet 1975), qui précéda la libération de dix-huit prisonniers français détenus en Guinée, permit le rétablissement de liens officiels et franchit une étape décisive dans le processus de normalisation, fut une phase essentiellement diplomatique. Elle offre un archétype de la médiation si achevé que l'observateur s'intéressant aux modes de négociation est tenté d'en retenir d'abord l'aspect “art pour art” en un plaisir quasi esthétique. Tous les problèmes “théoriques” soulevés par la médiation se sont trouvés posés pendant ces dix-sept mois, tous ont été résolus. Dans la deuxième phase où, les relations diplomatiques ayant été rétablies, il fallut créer les conditions permettant le voyage de M. Valéry Giscard d'Estaing en Guinée 129 et sceller cette réconciliation, les considérations politiques redevinrent déterminantes.
On pourrait, certes, expliquer le rapprochement franco-guinéen par un changement du contexte politique à l'intérieur des deux pays et par une fatalité d'intérêts : la volonté du président guinéen Sékou Touré de sortir son pays d'un relatif isolement et du déclin économique, d'une part, le dessein du nouveau président français de mener une politique de présence partout en Afrique, avec l'encouragement des milieux d'affaires, de l'autre.
Cela ne suffirait pas à expliquer un rapprochement réussi en 1975, alors que toutes les tentatives précédentes, effectuées dans le même but et pour les mêmes raisons, avaient jusque-là échoué 130.
Pour comprendre un dénouement qui se joua à tous les niveaux, intérieur et international, humanitaire et politique, psychologique et matériel, la réponse au “comment?” est aussi instructive que la réponse au “pourquoi?”. Comment, en effet, rétablir des liens officiels après des années de rupture, d'amertume et de griefs réciproques, par quel truchement et sur quelles bases ? Comment traiter dans la dignité et le respect des souverainetés ce que d'aucuns voulaient encore considérer comme “une affaire de famille” entre l'ancienne métropole et son ex-territoire colonial ?
Dans cette affaire, les particularités sont nombreuses, inhérentes à la complexité de l'héritage historique et culturel commun aux deux pays. Les liens entre la Guinée et la France n'avaient jamais été entièrement rompus : la langue française était toujours pratiquée en Guinée, les échanges commerciaux avaient survécu bien que très limités 131, mais surtout, le chef de l'État guinéen avait maintenu des liens personnels avec plusieurs hommes politiques français, membres de l'opposition : François Mitterrand, des leaders de la CGT, des dirigeants du Parti communiste. Au sein de la majorité, malgré la rancune de nombreux gaullistes, le président Sékou Touré comptait encore quelques amis : André Bettencourt en particulier, fondateur d'une association parlementaire d'amitié entre la France et la Guinée dans les années 1960. Pourtant tout cela restait strictement privé, aucun contact n'existait entre l'État guinéen et les officiels français. Première particularité : pour rétablir les relations politiques entre Paris et Conakry, il fallut l'intermédiaire des Nations Unies.

La médiation en théorie … et en pratique

Les chances de succès de toute médiation reposent d'abord sur la volonté des parties, pour qui la médiation entraîne un réexamen de leurs relations, une réévaluation des coûts, des avantages et des risques. Deux situations différentes peuvent se présenter : dans certains cas, les parties se trouvent dans une position de conflit total due à l'incompatibilité de leurs objectifs ; dans d'autres cas, les parties ont au moins un objectif commun — la recherche d'un accord minimal — mais elles ne savent comment y parvenir. En toute hypothèse, la tâche première du médiateur est d'abord de convaincre les parties qu'il est avantageux pour elles d'être en communication l'une avec l'autre, puis de les persuader qu'il est lui-même le meilleur agent de communication possible.
A partir de ce préalable, le médiateur peut franchir une autre étape qui consiste à intervenir dans le dialogue ainsi établi, pour faire des suggestions et peut-être proposer les principes sur lesquels fonder une solution. Son rôle sera de déchiffrer les intentions des parties, de faire la part de ce qui est intérêt véritable et perceptions erronées, d'aider à clarifier les intérêts communs, à trouver les fondements d'un accord mutuellement profitable et à mettre au point les modalités d'application pratique en suscitant au besoin le consentement des intéressés. Se pose alors la question du “moment” et des “moyens” les meilleurs pour y parvenir.
Le moment auquel un intermédiaire peut tenter de s'interposer dans un différend international — ou même seulement proposer son entremise — est affaire d'appréciation pour le médiateur en puissance. ll ne doit ni risquer d'amenuiser son crédit par un zèle intempestif et des avances auxquels les parties pourraient opposer une fin de nonrecevoir, ni manquer les chances de servir de “catalyseur” en éclaircissant de confuses aspirations à l'apaisement et en leur donnant une formulation précise.
Maintes tentatives de médiation ne franchissent même pas les premières étapes. Faute d'un environnement international favorable et d'une volonté réelle des parties d'arriver à un accommodement, l'activité de l'intermédiaire ne réussit pas à introduire un élément nouveau modifiant les perceptions des intéressés. Mais quand l'établissement d'une communication entre les deux parties a entraîné une évolution laissant espérer une possibilité d'accord, la “technique” de la médiation peut s'exercer. L'aptitude du médiateur à définir une stratégie, à planifier le déroulement de la négociation, à faire admettre sa propre stratégie et ses propres priorités est un élément-clé du succès de l'entreprise. Deux tactiques sont couramment utilisées : celle qui consiste à ouvrir la discussion sur des sujets marginaux, des points techniques ou des problèmes humanitaires, de façon à créer un certain “climat” préparant les parties à écouter les suggestions ultérieures sur des questions plus graves ; celle des “petits pas” qui consiste à bien voir ce qui est négociable et ce qui ne l'est pas, à décomposer le problème en ses différents éléments et à fixer des étapes distinctes sans vouloir s'attacher obstinément à une démarche progressive.
Malgré l'existence de ces quelques règles classiques et traits communs, la médiation reste un art, non une science. Jamais ne se posent de la même manière les deux questions majeures auxquelles est confronté tout médiateur :

  1. Quel est le fondement de son autorité ?
  2. Comment présenter comme solutions techniquement rationnelles des choix en réalité hautement politiques ? Pour répondre à ces questions, il n'est point de recette.

L'autorité du médiateur

A l'origine du processus de réconciliation entre la France et la Guinée se trouvent une conjonction de facteurs favorables et un épisode apparemment paradoxal: en 1974, en effet, c'est un diplomate français qui négociait la reprise des relations entre la République fédérale d'Allemagne et la Guinée, et obtenait la libération de trois prisonniers allemands détenus depuis près de quatre ans dans le trop célèbre Camp Boiro de Conakry. Au lendemain de l'opération de débarquement tentée sur la capitale guinéenne, le 22 novembre 1970, par “des mercenaires étrangers et guinéens encadrés par des soldats portugais”, Ahmed Sékou Touré avait ordonné des arrestations massives. Elles visaient de très nombreux Guinéens, mais aussi nombre de ressortissants étrangers, parmi lesquels des Français (“la cinquième colonne foccartienne”, accusait Sékou Touré), des Libanais, des Allemands … La brutalité de la répression avait entraîné la suspension d'une amorce de reprise de contact alors en cours avec la France et la rupture des relations diplomatiques entre la Guinée et la RFA. Une vaste campagne de presse organisée par le père de l'un des détenus allemands (Adolf Marx, directeur technique de la brasserie de Conakry) avait alerté l'opinion internationale. Les interventions en faveur du prisonnier avaient été nombreuses : Richard Nixon, Indira Gandhi, Andrei Gromyko, le Pape Paul Vl, au moins trois chefs d'État africains, des diplomates italiens, des particuliers… nul n'avait pu fléchir le chef de l'État guinéen.
En février 1974, l'ambassadeur de la RFA auprès des Nations Unies demanda au secrétaire général Kurt Waldheim d'intervenir une fois encore en faveur d'Adolf Marx à l'occasion d'un prochain voyage en Afrique de l'Ouest, qui devait aussi le mener en Guinée. Au cours de sa visite officielle, du 2 au 4 mars 1974, le secrétaire général s'entretint du sort d'Adolf Marx avec le président Sékou Touré, qui exposa à nouveau ses positions, déjà connues du gouvernement allemand : Adolf Marx avait fait partie d'un complot visant à renverser le gouvernement de Conakry avec l'appui des autorités fédérales. Le gouvernement allemand avait engagé sa responsabilité et devait à l'État guinéen une réparation en reconnaissant la part qu'il avait eue dans “les tragiques événements de 1970”. De retour à New York, Kurt Waldheim fit savoir à l'ambassadeur allemand qu'Adolf Marx était vraisemblablement en vie, mais qu'il ne l'avait pas vu et que les conditions de sa libération n'étaient pas réunies. Peu de jours après, le Secrétaire général recevait une lettre du ministre fédéral des Affaires étrangères précisant la position de la RFA et contenant la “mise au point” suivante :

« Le gouvernement fédéral réaffirme à nouveau le principe fondamental de sa politique étrangère qui consiste à ne s'ingérer ni directement ni indirectement dans les affaires intérieures des autres États. Il va de soi que ce principe s'applique également à la République de Guinée. »

Walter Scheel, ministre fédéral des affaires étrangères (mais sur le point de devenir président de la RFA) terminait en demandant au secrétaire général de transmettre cette mise au point au président Sékou Touré.
Se posait alors la question de savoir comment établir les “bons offices” entre la RFA et la Guinée, par quel truchement faire parvenir le message. Il aurait été possible de l'envoyer tout simplement par courrier, ou par l'intermédiaire du représentant résidant du PNUD, ou encore par l'ambassadeur d'Italie chargé des intérêts tant de la RFA que de la France depuis la rupture des relations diplomatiques (en 1965 pour la France, en 1971 pour l'Allemagne fédérale). Un haut fonctionnaire des Nations Unies, André Lewin, porte-parole du secrétaire général et directeur adjoint de la presse et des publications de l'ONU, se proposa pour cette mission.
Dans l'exercice de ses fonctions, André Lewin avait accompagné le secrétaire général dans sa tournée africaine. A Lagos, pendant la visite du secrétaire général au Nigeria, le général Gowon, président de ce pays, avait laissé entendre que le président Sékou Touré — qu'il avait récemment rencontré — cherchait à sortir de son isolement et qu'il évoquerait vraisemblablement avec Kurt Waldheim un éventuel rapprochement avec la France. En effet, le chef de l'État guinéen et son Premier ministre multiplièrent les allusions à ce sujet auprès du secrétaire général et, plus encore, auprès de son porte-parole. La présence d'André Lewin à Conakry avait apporté un élément nouveau dans la situation. Sékou Touré, longtemps privé de tout contact officiel avec la France, rencontrait un interlocuteur français à la fois indépendant, puisque fonctionnaire des Nations Unies, et bien introduit dans le milieu politique français puisque ancien chef de cabinet d'André Bettencourt, l'un des rares amis que le président Sékou Touré ait jamais comptés parmi les ministres du général de Gaulle. Cet interlocuteur sut écouter, comprendre. Et se produisit ce que nulle “technique” ne saura jamais commander : une rencontre d'homme à homme, un courant qui passe, et ce pari sans lequel il n'est pas de médiation possible, la confiance.
Dès son premier voyage à Conakry, André Lewin accepta de servir d'intermédiaire pour tenter d'établir un premier contact entre la France et la Guinée. Il accepta de transmettre à André Bettencourt une invitation du président Sékou Touré à se rendre en visite privée en Guinée à l'occasion de la fête du parti le 14 mai et, par la mission permanente française auprès des Nations Unies — alors tenue par Louis de Guiringaud 132 —, il informa Michel Jobert, ministre des affaires étrangères, et le président Pompidou, du désir de la Guinée de se réconcilier avec la France en leur faisant part de sa position personnelle tout à fait positive sur les bonnes dispositions du président guinéen et sur les chances réelles de débloquer la situation.
Dans le contexte ainsi créé, André Lewin jugeait pouvoir retourner utilement à Conakry. Il sentait le climat favorable et se proposa comme “bons offices” dans le contentieux germano-guinéen. ll dut triompher des hésitations de New York et du scepticisme de Bonn, car l'idée qu'un Français puisse obtenir quoi que ce soit de la Guinée paraissait pour le moins saugrenue. Les membres de la mission permanente de la République fédérale auprès des Nations Unies réussirent à convaincre leur gouvernement et l'entourage de Kurt Waldheim que ce haut fonctionnaire, né à Francfort-sur-le-Main, parlant parfaitement l'allemand et bénéficiant d'une grande réputation aux Nations Unies, serait le meilleur représentant du secrétaire général.
Commença pour l'“envoyé spécial” de Kurt Waldheim une diplomatie par navette entre New York, Conakry, Bonn, Genève et Paris, qui dura de longs mois et transforma progressivement sa mission de “bons offices” en entreprise de “médiation”. Si le secrétaire général des Nations Unies, soucieux de ne pas s'immiscer dans les affaires des États et toujours prudent, avait placé son intervention sur le plan humanitaire, son envoyé spécial savait bien que l'affaire était d'essence politique. Sékou Touré ne considérait pas Adolf Marx comme un otage, mais comme un coupable recevant un juste châtiment. Les autorités allemandes devaient présenter des excuses, ou bien, au minimum, condamner les agissements subversifs de leurs ressortissants. Dans le même temps, le désir du président guinéen de renouer avec la RFA ne faisait aucun doute, il l'avait confirmé au représentant de Kurt Waldheim. Il s'agissait donc pour André Lewin de trouver une formule qui satisfasse à la fois le bureau politique du Parti Démocratique dé Guinée, peu enclin à la “clémence”, et les Allemands qui refusaient de se placer sur un autre terrain que le terrain humanitaire et de reconnaître en quoi que ce soit la culpabilité d'Adolf Marx.
Quand, après deux voyages d'André Lewin à Conakry, il s'avéra, au mois de juin 1974, que les déclarations du gouvernement allemand paraissaient toujours insuffisantes aux Guinéens, l'envoyé spécial du secrétaire général se transforma de “courrier diligent” (selon la définition étroite d'une mission de bons offices), en véritable “médiateur” définissant les étapes de la réconciliation et faisant des propositions. Persuadé que les deux parties cherchaient sincèrement une issue positive et que l'on pouvait trouver un compromis, André Lewin décida d'inverser le mouvement en préparant lui-même un texte acceptable pour les Guinéens, qu'il soumettrait ensuite au gouvernement allemand. La technique adoptée fut celle d'un long communiqué dans lequel les formules relatives à l'éventuelle responsabilité de ressortissants allemands étaient enrobées dans des considérations générales. Le texte ne comportait pas de formule d'excuse ni de condamnation directe faisant référence à une situation précise mais il reprenait le texte de la dernière déclaration allemande en en modifiant la dernière phrase :

« L'un des principes fondamentaux de la politique étrangère du gouvernement fédéral est de n'intervenir ni directement ni indirectement dans les affaires intérieures d'autres États. Le gouvernement fédéral rejette catégoriquement toute menace de violence ou de recours à la violence dans les relations internationales. Soyez assuré que le gouvernement fédéral condamne de la manière la plus nette tous les actes de violence et les activités subversives contre un gouvernement étranger ou contre l'intégrité d'un État étranger, que de tels agissements soient le fait de gouvernements, de groupes ou d'individus isolés. Cette déclaration vise en particulier les citoyens de la République fédérale d'Allemagne dont il a été démontré qu'ils ont contrevenu en Guinée de manière regrettable, aux principes énoncés ci-dessus. » 133

Pendant plusieurs heures, André Lewin travailla à la mise au point finale du communiqué avec le Premier ministre guinéen, en liaison téléphonique avec le président Sékou Touré. Il fallait ensuite faire accepter par Bonn ce texte dont le représentant de Waldheim savait qu'il allait au-delà des positions allemandes mais qu'il représentait un “minimum” pour la partie guinéenne. En discutant à Genève d'éventuelles contre-propositions du gouvernement fédéral avec le directeur politique des Affaires étrangères de Bonn, puis en rencontrant l'ambassadeur allemand à Paris, André Lewin se montrait confiant quant au résultat de sa médiation : il avait reçu par écrit la confirmation qu'Adolf Marx serait libéré et lui serait remis dès que le communiqué aurait été rendu public 134. Le 26 juin, la R.F.A. faisait savoir qu'elle acceptait la formule présentée, mais demandait que les mesures de libération envisagées couvrent également deux autres ressortissants allemands détenus en Guinée 135.
De retour à Conakry, au début du mois de juillet 1974, cette foisci pour accompagner André Bettencourt, André Lewin put mettre définitivement au point le communiqué et ses modalités. Il serait rendu public le 22 juillet, confirmé à la même date à Bonn et à New York. A la demande des deux capitales intéressées, André Lewin devait se rendre à Conakry pour recevoir, au nom du Secrétaire général, les trois prisonniers qui seraient libérés le jour même. En misant sur la bonne foi du président Sékou Touré et en faisant accepter à la R.F.A. un texte beaucoup plus explicite qu'elle ne l'aurait souhaité, le médiateur avait pris un risque.
Tout sembla basculer le 22 juillet lorsque, le communiqué ayant été publié comme prévu, il apprit (de la bouche même de Sékou Touré) que les trois prisonniers ne seraient pas libérés ce jour-là. Fallait-il partir ? Fallait-il rester ? Et comment expliquer ce délai à l'Allemagne fédérale et à Kurt Waldheim ? André Lewin décida de rester et déclara qu'il ne quitterait la Guinée qu'avec les prisonniers. Le grain de sable dans le processus de libération minutieusement préparé était l'attente de l'arrivée du secrétaire d'État aux Affaires étrangères italien, Mario Pedini, qui était souvent intervenu en faveur des prisonniers et souhaitait associer le gouvernement italien à leur libération … mais il n'arriverait que le 29 juillet. Pour des raisons à la fois amicales et diplomatiques, Sékou Touré fit donc attendre Bonn, New York, l'envoyé spécial du secrétaire général… et les prisonniers qui avaient peine à croire à leur libération prochaine et dont l'un au moins était dans un état d'épuisement critique 136. Le 29 juillet, les prisonniers allemands étaient finalement libérés. André Lewin servit encore d'intermédiaire entre l'Allemagne de l'Ouest et la Guinée avant qu'un premier contact à l'échelon ministériel ne soit pris entre les deux pays, en septembre 1974, pendant l'Assemblée générale des Nations Unies. Quelques mois plus tard, Bonn et Conakry échangeaient des ambassadeurs.
De l'histoire de ces premières libérations, deux conditions d'une médiation réussie ressortent clairement : la disponibilité et l'autorité du tiers intervenant. On le sait depuis Dag Harnmarskjoeld et son apport à la quiet diplomacy, les Nations Unies offrent aux États des instruments diplomatiques dont ils ne mesurent pas toujours l'intérêt. Dans quelle administration, en effet, peut-on trouver des hommes, dont l'activité n'engage aucun gouvernement, susceptibles de s'envoler toute affaire cessante, à n'importe quel moment, pour n'importe quelle destination et pour un temps indéterminé sitôt qu'apparaît une possibilité de débloquer une situation ? Mais la disponibilité n'est pas simple donnée de fait, elle est aussi un aspect de la ténacité. Combien d'intermédiaires n'ont-ils pas quitté le terrain quand la négociation durait trop longtemps et les détournait de leurs activités habituelles ?
L'autorité personnelle est la seconde condition de toute entreprise de médiation. Elle suppose des qualités, clairvoyance et savoir faire, souplesse et dévouement ; cependant la grande habileté d'un médiateur est de ne pas miser seulement sur son prestige et ses talents personnels, mais de faire valoir auprès des parties en présence l'utilité des soutiens extérieurs dont il dispose, et cela sans rien sacrifier de son indépendance.
Dans la phase “germano-guinéenne” de son entreprise, André Lewin semble avoir pris soin de toujours rappeler sa présence en tant qu'“envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies auprès du président de la République de Guinée”, tout en sachant fort bien que sa qualité d'ancien collaborateur d'André Bettencourt expliquait en grande partie l'accueil favorable qui lui était réservé à Conakry. Une réponse intéressante à la question de l'autorité du médiateur était ainsi donnée. Parce qu'il représentait Kurt Waldheim, André Lewin incarnait le bien commun, les valeurs collectives, les principes de la Charte des Nations Unies. Parce qu'il était introduit dans un milieu politique influent, il apportait dans la négociation un élément supplémentaire amenant la partie guinéenne à considérer les appuis dont il pourrait disposer en France pour mener à bien le processus de normalisation qu'elle souhaitait amorcer.
Ces doubles attributs de disponibilité et d'autorité personnelle renforcées par un premier succès firent qu'André Lewin, devenu interlocuteur privilégié du président Sékou Touré, fut également reconnu par la partie française comme intermédiaire obligé. Si le “précieux concours” du porte-parole de Waldheim n'est admis officiellement par Paris qu'au milieu du mois d'août 1974, depuis plusieurs semaines André Lewin oeuvre pour qu'un lien s'établisse entre Paris et Conakry et que les prisonniers français détenus en Guinée soient libérés comme l'ont été les ressortissants allemands.

Comment renouer ?

La technique diplomatique à mettre en oeuvre serait nécessairement différente, le procédé du communiqué étant bien insuffisant pour rapprocher deux États séparés par un si long contentieux. Contrairement à l'Allemagne, la France n'avait pas sollicité d'emblée l'intervention du secrétaire général des Nations Unies. Contrairement à l'Allemagne, la France ne considérait pas la question des prisonniers comme un problème humanitaire mais bien comme un problème politique. Michel Jobert, alors ministre des affaires étrangères, avait rappelé en avril 1974 : “Les moyens ne sont pas réunis pour un dialogue quand un certain nombre de nos compatriotes sont maintenus en prison dans des conditions difficiles, voire détestables” (Le Monde, 17 avril 1974).
Pourtant les conversations d'André Lewin avec Sékou Touré lors du voyage de Waldheim à Conakry avaient été considérées à Paris comme un événement important auquel il convenait de donner une suite. L'ouverture faite par le président guinéen n'avait pas été repoussée. Le principe d'une visite d'André Bettencourt à Conakry “à titre personnel” et “sans mandat” avait été accepté par le président Georges Pompidou 137. Il s'agissait dès lors de trouver le terrain sur lequel engager le dialogue, le mécanisme devant démarrer le processus.
Dans la longue histoire du contentieux franco-guinéen s'inscrivaient des griefs de toute nature. Sur le plan financier : le financement des pensions civiles et militaires dues aux Guinéens pour services effectués au temps de la colonisation (suspendu après la rupture des relations diplomatiques de 1965) avait repris en 1970 sur l'ordre du président Pompidou, mais les versements restaient lents et irréguliers, et les arriérés n'avaient pas été intégralement réglés. Par ailleurs, le compte de la Guinée à la Banque de France se trouvait bloqué dans un système de compensation par lequel une part des remboursements à la Guinée (60 %) était inscrite dans les écritures de la Banque de France à un compte destiné à alimenter un fonds d'indemnisation des sociétés françaises nationalisées et d'apurement des dettes publiques guinéennes.
Mais le contentieux financier n'était que le reflet de données politiques et psychologiques autrement complexes. L'essentiel du différend était d'ordre politique et ne pouvait être interprété seulement comme la conséquence d'une série de malentendus, d'occasions manquées et de conflits de personnalités. Deux visions politiques s'étaient affrontées :

« La politique africaine de la France et la politique extérieure de la Guinée divergent sur un point essentiel : la nature des rapports de l'Afrique avec l'étranger. Tandis que l'une se situe dans les préoccupations habituelles des grandes puissances et cherche à conserver en Afrique une zone d'influence, l'autre condamne toute tutelle étrangère sur l'Afrique et, d'une manière générale, sur les pays en voie de développement, et préconise une politique de neutralisme positif. Il en résulte un climat de tension qu'aggrave l'activité brouillonne d'une fraction de l'opposition guinéenne, dont certains chefs sont réfugiés dans les États appartenant à l'ensemble français. » 138

Le conflit de la Guinée avec la France se complique en outre d'une double dimension, interne et régionale. La fermentation d'une opposition intérieure menaçant la stabilité du régime inquiète le chef de l'État guinéen, alimente ses soupçons et sa hantise des complots soutenus par l'extérieur. L'implication dans le débat des Etats voisins liés à la France, notamment la Côte-d'Ivoire et le Sénégal, accentue son isolement et sa méfiance. Toutes les rancoeurs et tous les soupçons du président Sékou Touré se dirigent vers celui qui incarne le système de “relations privilégiées” liant les États africains francophones à l'ancienne métropole : Jacques Foccart, accusé d'avoir encouragé tous les complots pour augmenter les difficultés du président guinéen, le “déstabiliser” à l'intérieur, l'isoler sur la scène internationale.
A ces données politiques viennent s'ajouter les manifestations du syndrome psychologique “amour-haine”, toujours présent dans les relations de la France avec ses anciennes colonies 139. Certes, la violence, les insultes, l'intransigeance de Sékou Touré expliquent les inimitiés durables qu'il s'est attirées en France, et qu'il reconnaît. Mais a-t-il entièrement tort lorsque, évoquant les circonstances de la rupture diplomatique de 1965, il souligne devant un homme politique français :

« S'il s'était agi du Luxembourg ou de la Côte-d'Ivoire, un télégramme un peu sec du président de la République française, ou une démarche diplomatique ordinaire auraient été employés. Avec Sékou Touré, c'était à chaque fois les mesures extrêmes et les ruptures. »

L'accession à l'Élysée d'un président de la République non-gaulliste modifiait en partie ces données psychologiques. La dissolution du secrétariat général à la présidence pour les Affaires africaines et malgaches et l'éviction de Jacques Foccart, en particulier, avaient levé pour Sékou Touré l'obstacle préalable à toute réconciliation. Pour sa part, Valéry Giscard d'Estaing semblait disposé à rétablir des relations normales avec la Guinée. Outre l'intérêt économique et géostratégique d'une telle normalisation 140, on peut imaginer que le nouveau président de la République considérait aussi le bénéfice politique que lui vaudrait de réussir ce que ses prédécesseurs avaient manqué : l'ancrage de la Guinée dans l'ensemble ouest-africain francophone.

La volonté politique d'un rapprochement existait, les conditions étaient meilleures qu'elles ne l'avaient jamais été, encore fallait-il “amorcer”. Au début de l'été 1974, chacune des parties attendait de l'autre un “commencement de geste”, aucune ne souhaitait faire de concession unilatérale.
La première tâche d'André Bettencourt et de son ancien collaborateur fut de favoriser un “climat” propice à un premier mouvement, en déchiffrant les intentions profondes des intéressés et en les rassurant sur leur bonne foi réciproque. De son voyage à Conakry (5-8 juillet 1974), André Bettencourt revint persuadé que les circonstances étaient favorables au déblocage de la situation bien que, contrairement à ses espérances, il n'ait pas obtenu la libération des Français détenus au Camp de Boiro depuis 1970. Ses longues conversations avec le président Sékou Touré avaient abordé tous les sujets, le présent et le passé, la philosophie politique du chef de l'État guinéen et ses préoccupations économiques, la question des prisonniers et les possibilités de relations nouvelles avec la France. Il en sortait convaincu qu'un geste venant de Paris déclencherait le mécanisme devant conduire à la réconciliation et à la libération des prisonniers. Selon une méthode diplomatique éprouvée, il préconisait aux autorités françaises d'amorcer le processus par l'adoption de mesures d'ordre technique et administratif, limitées mais significatives.
Dix jours plus tard, Jeanne Martin-Cissé, l'ambassadrice de la Guinée auprès des Nations Unies, était avertie par son homologue français Louis de Guiringaud d'une série de mesures décidées sur ordre personnel du président Giscard d'Estaing. La France s'engageait à hâter le remboursement des pensions ; elle réduisait à 40 % la part des avoirs guinéens bloqués à la Banque de France, la part libre étant donc portée à 60 %. Par ailleurs, elle se montrait sensible aux inquiétudes du président guinéen à l'égard des agissements de l'opposition extérieure et s'engageait à veiller attentivement à ce que les Guinéens résidant en France ne se départissent pas de l'attitude de réserve que doivent normalement observer dans leurs activités tous les étrangers réfugiés sur son territoire. En soulignant l'effort unilatéral qu'il avait décidé d'accomplir, le gouvernement français rappelait qu'il souhaitait voir ses ressortissants bénéficier d'une mesure de libération prochaine. Cet effort allait au devant des préoccupations du président Sékou Touré (et au-delà des suggestions d'André Bettencourt). Il constituait le “commencement de geste” souhaité par la Guinée.

Les étapes de la normalisation

Le président Valéry Giscard d'Estaing avait pris un risque en décidant d'adopter des mesures donnant en partie satisfaction au président Sékou Touré sans avoir aucun engagement en ce qui concernait les ressortissants français emprisonnés. Pour le président de la République française, qui avait reçu (en juillet 1974) les familles des prisonniers détenus et qui s'était personnellement engagé dans cette affaire, la question des prisonniers était pourtant capitale.
Mais quelle devait être la tactique ? Fallait-il traiter cette question comme un préalable ? Fallait-il au contraire l'englober dans l'ensemble du contentieux politique ? Ou bien encore “disjoindre” le cas et admettre que la libération des prisonniers interviendrait comme le couronnement de la normalisation ? Il était nécessaire, pour en décider, de mieux connaître les intentions du président guinéen. Pour cela, les contacts établis par l'intermédiaire d'André Lewin étaient précieux. En août 1974, le porte-parole de Kurt Waldheim fut officiellement accepté par la France comme intermédiaire avec la Guinée et mandaté par le Secrétaire général.
Dans l'histoire diplomatique française, ce recours aux bons offices des Nations Unies dans une affaire bilatérale était sans précédent.
Commença dès lors une subtile partie diplomatique jouée au plus haut niveau, entre les deux chefs d'État, par l'intermédiaire du représentant de Kurt Waldheim. André Lewin se mit au service des pourparlers et les mena au travers de multiples canaux en utilisant le vaste réseau de communication que lui procurait sa fonction.
La plus grande particularité de cette entreprise diplomatique est qu'elle ne comporta pas de “marchandage”. La partie se jouait à un tout autre niveau. Le médiateur comprit et interpréta avec justesse les graves implications politiques et psychologiques que comportait une réconciliation avec la France pour l'homme qui s'était rendu célèbre en disant “Non”. La voie d'une telle réconciliation ne passait pas par des tractations à l'arraché et par l'échange de concessions réciproques comme dans une négociation classique. Tout reposait sur l'aptitude de la France à faciliter au président Sékou Touré la réorientation progressive de sa politique. Admettant le bien-fondé de cette analyse, les autorités françaises prirent le risque de miser sur la confiance, si grands soient les aléas d'une démarche unilatérale sans contrepartie immédiate. Conformément aux demandes du chef de l'État guinéen qui ne souhaitait pas apparaître comme cédant aux sollicitations françaises, elles acceptèrent de séparer la question des prisonniers français des autres questions et de ne plus lier publiquement la normalisation à la libération de leurs ressortissants 141. De plus, pour apaiser le président Sékou Touré, diverses mesures administratives furent prises à l'encontre de lettres et de journaux hostiles au régime de Conakry et publiés par des réfugiés guinéens résidant en France 142.
Cette première étape ayant été franchie par la France sur les bases de la parole donnée par Sékou Touré à André Bettencourt puis à André Lewin “d'aller jusqu'au bout”, l'affaire sembla piétiner, alors que d'entrée de jeu la France était allée au maximum de ses possibilités. Dans cette période d'expectative, l'envoyé spécial du secrétaire général déploya une intense activité. Le réseau de relations professionnelles et amicales établi au fil de ses expériences passées fut utilisé pour choisir le meilleur moment et la meilleure façon de transmettre aux intéressés informations, précisions et propositions. En contacts réguliers avec André Bettencourt et le Quai d'Orsay à Paris, l'ambassadeur guinéen à Rome, les missions permanentes française et guinéenne à New York, en correspondance avec ceux des membres de l'entourage du président Sékou Touré qu'il savait favorables à la réconciliation, avec le représentant du PNUD à Conakry 143, André Lewin ne manquait pas une occasion de faire vivre l'ébauche de dialogue. Comme tout bon “tiers intervenant”, il faisait la navette d'une partie à l'autre, gonflant un peu les événements, les suscitant au besoin.
Le discours inhabituellement modéré que prononça M. Sékou Touré le 2 octobre 1974, date anniversaire de l'indépendance de la Guinée, dans lequel il se déclarait prêt à envisager “des relations normales sur des bases n'ayant rien de commun avec une politique néo-coloniale ou des rapports de subordination ou d'inégalité”, fut ainsi présenté comme une invite à laquelle il convenait de répondre.
A l'inverse, il n'est évidemment pas fortuit qu'un journaliste ait interrogé le président Giscard d'Estaing sur la Guinée lors d'une conférence de presse, le jour même d'une visite d'André Lewin à Conakry. Le président Valéry Giscard d'Estaing remerciait le président Ahmed Sékou Touré de ses propos et déclarait : « Nous sommes en effet désireux de rétablir avec la Guinée des relations normales comportant notamment le rétablissement des relations diplomatiques » (24 octobre 1974) 144. Ce n'est enfin pas non plus un hasard si, dans le message du président français qu'André Lewin apportait peu après au président guinéen, il était précisé que les modalités de la normalisation et les conséquences qu'elle comportait devraient être décidées “en toute indépendance et en toute souveraineté” 145.
Après ces échanges au plus haut niveau confirmant la volonté des deux parties de nouer des relations normales, André Lewin reprit la formule utilisée avec succès dans l'affaire germano-guinéenne en oeuvrant pour la rédaction d'un communiqué commun. Comme dans l'affaire précédente, il tablait sur l'engagement pris par Sékou Touré de libérer tous les prisonniers français dès que la normalisation aurait été annoncée, et sur la confiance qu'il lui faisait.
La tâche était plus difficile encore. Il ne s'agissait pas seulement de s'entendre sur une présentation commune des événements de 1970 et de trouver une formule excluant toute reconnaissance par la France de la culpabilité de ses ressortissants, mais encore de s'entendre sur un texte retraçant l'historique des relations entre les deux pays sans apparaître ni comme un désaveu du passé par la France, ni comme un acte de reddition par la Guinée. Commencée en octobre 1974 par André Lewin, la rédaction du communiqué fut approuvée par les deux parties dans sa version définitive en décembre 1974 après de nombreux va-et-vient entre Paris et Conakry. Le texte contenait un paragraphe capital pour la souveraineté guinéenne et la légitimité du président Sékou Touré :

« En se prononçant à l'appel du Parti démocratique de Guinée (PDG) pour l'indépendance immédiate comme le référendum du 28 septembre 1958 lui en donnait la possibilité, le peuple de Guinée optait en toute liberté pour son indépendance. C'était là son droit le plus absolu. »

S'agissant des événements de 1970, la France avait dû accepter une formule comparable à celle qu'avait acceptée la République fédérale :

« … à la suite de l'agression armée étrangère perpétrée contre la Guinée en novembre 1970, et qui a donné lieu à l'envoi d'une mission d'enquête du Conseil de sécurité, un certain nombre de ressortissants français y furent impliqués et condamnés par la justice guinéenne. A cet égard, le gouvernement français rappelle que l'un des principes fondamentaux de sa politique étrangère est de n'intervenir ni directement, ni indirectement, dans les affaires intérieures des autres Etats. Le gouvernement français regrette les activités de ceux de ses ressortissants qui ont contrevenu à ce principe 146. »

Certes, il n'y avait pas d'“excuses” dans ce paragraphe mais l'emploi du passé composé (“ont contrevenu”) sans formule d'atténuation (“dont il a été démontré qu'ils ont contrevenu”, disait le communiqué germano-guinéen) laissait entendre que des ressortissant français pouvaient s'être rendus coupables. C'était, de la part de la France, prendre un nouveau risque.

La libération de dix-huit prisonniers français

L'intervention d'André Lewin avait créé une dynamique, mais le processu était lent et les atermoiements de la Guinée pouvaient inquiéter. L'envoyé spécial avait pris de lourdes responsabilités. Si les deux parties se décidaient, bien sûr, en toute indépendance, il n'en demeurait pas moins qu'en l'absence d'échange de prestations tangibles, elles se fondaient en grande partie sur les analyses, les impression d'André Lewin et sur l'image qu'il leur renvoyait l'une de l'autre. Or, pour a part, il n'avait pas obtenu le “commencement de geste” — la libération de cinq ou six prisonniers français parmi les plus souffrants — qui l'aurait encouragé.
Pourtant, il lui fallait poursuivre son entreprise. Ayant appris à bien connaître le président Sékou Touré, il le jugeait homme de parole. Il avait aussi que des considérations humanitaires n'ébranleraient pas le président guinéen. Dans ses nombreuses tentatives pour évoquer le sort de prisonniers et leurs déplorables conditions de détention, l'envoyé pécial du Secrétaire général avait pu constater à quel point il était difficile d'intéresser le président Sékou Touré au sort des prisonniers. Celui-ci en affectait d'en ignorer jusqu'au nombre exact. Il demeurait convaincu de leur responsabilité, et si ses prisons étaient insalubres, c'était que la Guinée était pauvre et sous-développée. Le “mesures de clémence” accordées par amitié à l'occasion de la visite de François Mitterrand en 1972, de Georges Séguy en 1974, et qui avaient permis la libération de quelques prisonniers, étaient en réalité de mesures politiques. C'est au niveau politique que le problème d'une libération totale se réglerait. Enfin, André Lewin avait pu vérifier à Conakry que le obstacles d'ordre interne évoqué par le président guinéen pour justifier sa propre définition des termes et des étapes de la négociation n'étaient pas simples prétextes. Les entretiens de d'André Lewin avec l'entourage de Sékou Touré et sa présence, à diverses reprises, aux réunions du Bureau politique national, l'avaient convaincu des difficultés réelles que rencontrait la politique de réorientation engagée par le chef de l'État guinéen. Plus généralement, André Lewin résumait la situation ainsi :

« Le soin particulier qui entoure la préparation de la reprise des relations avec la France montre que la Guinée et son président considèrent qu'il s'agira là d'une décision fondamentale qui engage l'avenir du pays d'une manière dont on a du mal en France a percevoir l'importance et à estimer les répercussions. C'est une page entière de l'histoire que le président entend tourner, c'est toute une légende populaire à laquelle il faudra mettre une sourdine. » 147

Si l'on néglige cette analyse, il est difficile de comprendre comment, demandeur à l'origine, la Guinée semblait au début de l'année 1975 moins pressée que la France d'arriver au rétablissement de relations normales. Pendant les sept mois qui s'écoulèrent entre l'adoption par les parties du communiqué définitif (décembre 1974) et la libération de dix-huit prisonniers français (juillet 1975), le médiateur eut à intervenir sur plusieurs fronts et par divers moyens. Il lui fallut convaincre les familles des prisonniers politiques français, avec lesquelles il était en contact régulier, que les pourparlers étaient en bonne voie, que la négociation traversait une phase décisive et qu'elles devaient se garder de toute démarche intempestive. Il lui fallut entreprendre un patient travail de reconstruction après qu'une réunion à Paris d'émigrés guinéens s'opposant à la “dictature” de Sékou Touré et à la réconciliation eut suscité une protestation officielle de la Guinée auprès de Kurt Waldheim (janvier 1975). Bien que les autorités françaises eussent adopté de nouvelles mesures de contrôle et d'interdiction à la suite de cette affaire, il lui fallut rassurer le président guinéen sur la bonne foi du gouvernement français. Il lui fallut ensuite rassurer les autorités françaises sur l'état d'avancement du dossier de la normalisation.
La tactique du médiateur était d'occuper sans relâche le terrain, de créer toutes les occasions permettant aux parties de rester en communication : échange de lettres avec toute personne susceptible de jouer un rôle positif auprès du président Sékou Touré, navettes entre New York, Paris, Genève et Conakry pour transmettre des informations toujours optimistes sur la sincérité et la bonne volonté des hautes parties concernées. On vit même dans la presse française certains articles s'interrogeant sur les raisons des hésitations guinéennes, avec juste ce qu'il fallait de provocation 148. Jusqu'à la fin, cependant, Sékou Touré conserva la maîtrise du temps et de la forme.
Lorsque, après plusieurs semaines de calme plat, André Lewin fut prié par téléphone de venir d'urgence à Conakry, en juillet 1975, il eut la surprise d'apprendre à son arrivée que le chef de l'État guinéen était parti à Bamako. André Lewin était invité à écouter, à la radio, le discours que prononcerait le président Sékou Touré le 12 juillet, depuis la capitale malienne. Et c'est ainsi que, sur un transistor de fortune, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies auprès de la République de Guinée apprit la réussite de sa mission 149. La normalisation entre la France et la Guinée était annoncée pour le 14 juillet, jour anniversaire de la Révolution française. Ce jour-là, le communiqué commun 150, prêt depuis sept mois, était rendu public, assorti d'un texte adopté par les instances dirigeantes du Parti Démocratique de Guinée 151. Dix-huit prisonniers français étaient libérés et confiés à André Lewin 152. Celui-ci était invité à commenter le communiqué à la radio guinéenne 153.
Peu de temps après, du 22 au 25 juillet, une délégation guinéenne de niveau élevé était accueillie à Paris 154. Quatre mois plus tard, c'est une importante délégation ministérielle française qui se rendit à Conakry 155.
Le 3 février 1976, André Lewin présentait au président Sékou Touré ses lettres de créance en qualité d'ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République française. Moins d'un mois plus tard, le 24 février 1976, c'était au tour de Seydou Keita de présenter les siennes au président Valéry Giscard d'Estaing. Dans son allocution, celui-ci évoqua des “convergences fondamentales” entre les deux pays : les concepts de détente et d'entente, l'édification d'un nouvel ordre économique mondial prenant en compte les intérêts légitimes des pays en voie de développement.

Le droit et la diplomatie

Quelques particularités juridiques de cette négociation méritent d'être relevées :

Ces particularités ne sont pas significatives quant au fond du droit. Elles sont intéressantes dans la mesure où elles montrent combien une utilisation habile des formes juridiques peut aider le diplomate dans sa mission. Le droit a fourni un cadre de référence permettant de tracer les contours précis d'une négociation complexe, de fixer des objectifs et de préciser une démarche. Par là même, il a constitué une armature propre à rassurer les parties.
Dans cette affaire, la volonté d'aboutir existait des deux côtés, et, fait assez rare, le gouvernement français et l'opposition agissaient de façon convergente. Mais il fallait panser les blessures de l'histoire, rassurer les hommes, rapprocher les peuples. L'intelligence et le coeur au service de la volonté politique furent les facteurs moteurs de cette première phase de réconciliation.

Notes
128. Il est difficile de parler de soi dans un travail de cette nature (l'auteur le fait cependant au chapitre suivant). Par conséquent, ce chapitre ci reproduit largement un article écrit par Marie-Claude Smouts, chercheur au CERI de la Fondation nationale des sciences politiques. Pour rédiger cette étude de cas, parue dans la Revue Française de Science Politique de juin 1981, Marie-Claude Smouts a eu accès à l'ensemble des notes et documents constituant le dossier de la médiation. Pour la publication de cette biographie, la version initiale a été revue et éventuellement complétée par l'auteur.
129. Peu après son élection, le président Valéry Giscard d'Estaing avait dit à André Lewin qu'il irait très volontiers en Guinée, mais que ce ne pourrait être qu'au terme du processus de normalisation et après la libération des détenus français. Il avait ajouté qu'il se souvenait du président Sékou Touré comme “d'un personnage hors du commun” (il l'avait connu alors qu'ils étaient, l'un et l'autre parlementaires français, dans l'Assemblée nationale élue en 1956). La visite d'Etat du président Valéry Giscard d'Estaing en Guinée aura finalement lieu en décembre 1978, un peu plus de vingt ans après le voyage du général de Gaulle.
130. Notamment en 1962, 1970, 1973. Voir Sylvain Soriba Camara, La Guinée sans la France, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976, 300 p.
131. La France était notamment encore présente en Guinée par la société minière Pechiney, la compagnie aérienne UTA, la société de travaux publics Jean Lefebvre et la firme France-Câbles et Radio.
132. Louis de Guiringaud, futur ministre des Affaires étrangères, mais aussi ancien ambassadeur de France au Ghana, où il a servi dès l'indépendance de ce pays et d'où il a assisté, en “voisin”, à l'indépendance de la Guinée. Il y avait à plusieurs reprises rencontré Sékou Touré (voir notamment le chapitre “La Guinée est admise à l'ONU”)
133. André Lewin avait joué de sa connaissance de la langue allemande pour imaginer et faire passer une formule qui était explicite en français, mais ambiguë en allemand. Dans sa version du communiqué en allemand (dernière phrase), il avait employé le mot “wenn”, qui peut se traduire en français aussi bien par “quand” (affirmatif) que par “si” (dubitatif). En fait, les traducteurs de l'ONU ont retenu la formule neutre “dont”. Et il s'était bien gardé de souligner cette ambiguïté à ses interlocuteurs guinéens, persuadé qu'il était que l'intérêt de la négociation était de progresser plutôt que d'ergoter.
134. Ce n'est pas tout à fait exact. Il n'y avait aucun document écrit et formel, mais plusieurs conversations où la question avait été directement abordée.
135. Ce n'est pas non plus tout à fait exact. A la date du 22 juillet, le gouvernement allemand comme André Lewin ignoraient qu'il y avait en dehors d'Adolf Marx deux autres Allemands détenus (voir le chapitre sur les relations entre la Guinée et les deux Allemagne)
136. Pour atténuer tant soit peu l'ire d'André Lewin quand il apprit que Marx ne serait pas libéré et qu'il déclara avec peut-être un peu de bravade à Sékou Touré qu'il ne quitterait la Guinée qu'avec Adolf Marx, le président guinéen, un peu interloqué par cette réaction mais sans doute bien disposé vis-à-vis du médiateur, lui proposa d'une part de visiter avec une voiture de la présidence quelques régions de la Guinée (ce qui fut fait en une petite semaine, avec un accompagnateur agréable et intelligent, devenu un ami, Kourouma Laye), d'autre part d'aller lui-même au Camp Boiro annoncer à Adolf Marx que les choses étaient en cours. C'est en parlant à un Adolf Marx, en piteux état physique et moral, tout à fait incrédule et désespéré, qu'André Lewin apprit qu'il y avait en fait deux autres Allemands détenus (depuis moins longtemps que Marx), arrêtés au passage de la frontière guinéenne alors qu'ils faisaient du tourisme sans visa (l'un d'entre eux en bicyclette !), Josef Schmutz et Ulrich Stegmann ; les familles de ces Allemands, comme le gouvernement allemand, ignoraient tout de leur sort et les croyaient tout simplement disparus quelque part en Afrique (voir aussi le chapitre sur la normalisation des relations entre Conakry et Bonn).
137. Ce fut sans doute, fin mars 1974, l'une des toutes dernières décisions de Pompidou avant sa disparition.
138. Sylvain Camara, op. cit., p. 113.
139. Ce que Octave Mannoni appelle le “syndrome de Prospero et Caliban” in Psychologie de la colonisation, Paris, Le Seuil, 1950.
140. La “révolution des oeillets” au Portugal en avril 1975 et l'indépendance de la Guinée-Bissau risquaient de modifier les données politiques de cette région et de mettre le Sénégal en difficulté.
141. André Lewin avait dit au président guinéen, qui s'était affirmé agacé par le rappel incessant de la situation des détenus, qu'il ne lui en parlerait plus désormais, mais que Sékou Touré devait bien savoir que même non formulé sans cesse, ce problème restait en permanence au fond de son esprit. Et qu'il y avait urgence à aboutir dans la négociation, tout décès d'un détenu pouvant faire capoter le processus engagé. A Paris, beaucoup de gens étaient d'ailleurs convaincus qu'une majorité de prisonniers, sinon tous, étaient en fait déjà morts. Toutefois, André Bettencourt et André Lewin avaient pu rencontrer cinq d'entre eux au Camp Boiro en juillet 1974 ; ce geste avait suscité beaucoup d'espoir chez les détenus, mais il fallut encore un an avant leur libération. André Bettencourt n'avait pas voulu se prêter à la formule qu'avaient acceptée François Mitterrand et Georges Séguy, de repartir avec un petit nombre de prisonniers seulement ; d'une certaine manière — et c'était un risque —, c'était tout ou rien, tous ou personne.
142. Certaines publications furent alors interdites, mais d'autres continuaient à paraître. Ainsi, sous le titre (donc plusieurs mois avant la normalisation des relations entre les deux pays, mais après la normalisation des rapports avec la République fédérale d'Allemagne), comporte l'éditorial reproduit en annexe.
143. Le très sympathique et efficace ressortissant yougoslave Rajko Divjak.
144. La question, évidemment convenue au préalable avec un journaliste, était : “Monsieur le président, il semble que les relations entre la France et la Guinée soient en voie d'amélioration ; le président Sékou Touré y a fait allusion le 2 octobre. Pensez-vous que cette amélioration doive se concrétiser prochainement ?” Réponse — “Je le souhaite. Les relations entre la Guinée et la France ont été déterminées à l'origine, vous vous en souvenez, par les conditions dans lesquelles la Guinée a opté — ce qui était son droit d'ailleurs — pour son indépendance. Puis ces relations sont devenues normales. Il y a eu ensuite une crise, en 1965, qui a conduit à la rupture des relations diplomatiques entre la Guinée et la France. Depuis l'élection présidentielle, un certain nombre des obstacles qui s'opposaient à l'établissement de relations normales entre la Guinée et la France ont été levés et les circonstances permettent d'envisager une normalisation de ces relations. Le président Sékou Touré, dans un discours qu'il a prononcé le 2 octobre dernier, a indiqué que tel était son désir et qu'il envisageait de reprendre des relations normales, et même une coopération, avec notre pays. Je le remercie de ses propos et j'indique que, de notre coté, nous sommes, en effet, désireux de rétablir avec la Guinée des relations normales comportant notamment le rétablissement des relations diplomatiques.
145. Le texte de cette lettre, datée du 29 novembre 1974, figure en annexe
146. Dans son avant-dernière version, André Lewin avait encore tenté d'utiliser la formule “juge regrettable”. C'est Sékou Touré lui-même qui avait demandé l'emploi du mot “regrette”, tout en demandant que le président Giscard d'Estaing lui-même prenne sa décision. Dans le bureau du président français, ce dernier avait demandé sans détours à André Lewin : “Puis-je signer au nom de la France un communiqué employant le terme ‘regrette’ ? Pouvons-nous faire confiance à Sékou Touré ? Avez-vous au plus profond de vous-même la conviction que nos prisonniers seront dans ce cas libérés ?”. André Lewin avait fait silence un petit moment, avait respiré profondément et avait répondu : “Je mesure bien l'extrême importance de votre question et de ma réponse. Monsieur le Président, je réponds ‘oui’ aux trois questions et je pense que vous pouvez signer.” Valéry Giscard d'Estaing prit alors son stylo … et signa. C'était à la fin de novembre 1974.
147. Comme en écho à cette constatation, Sékou Touré dira, lors d'une conférence de presse tenue à Paris le 20 septembre 1982 : « Nous avons fait beaucoup d'efforts pour tourner la page, car c'est nous qui avons été victimes. Ce n'est pas vous, c'est nous. Mais nous voulons volontairement, constamment et définitivement tourner cette page, et ne pas retenir tout ce qui a été dit de nous ou fait contre nous, parce que premièrement il y a eu un changement. deuxièmement, nous sommes tous conscients des circonstances que nous vivons et des grands problèmes que nous avons à résoudre dans l'intérêt de nos peuples. »
148. Sur l'article de Philippe Decraene dans Le Monde, voir le chapitre suivant.
149. Cette déclaration figure à la fin d'un très long discours prononcé le 13 juillet 1975 au stade de Bamako en présence du Colonel Moussa Traoré, alors président du Mali. Le passage qui concerne les relations franco-guinéennes figure au chapitre suivant.
150. Le communiqué sur les relations entre la Guinée et la France figure en annexe au chapitre suivant.
151. Le communiqué sur les relations entre la Guinée et la France figure en annexe au chapitre suivant.
151.Le communiqué sur les relations entre la Guinée et la France figure en annexe au chapitre suivant.
152. Sur les circonstances détaillées de cette libération, voir le chapitre suivant.
153. La déclaration d'André Lewin à la Voix de la Révolution figure en annexe au chapitre suivant.
154. Sur cette visite gouvernementale à Paris, voir le chapitre suivant.
155. Sur cette visite ministérielle en Guinée, voir le chapitre suivant.

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